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Chopin : un phare toujours actuel

Chopin : un phare toujours actuel

Par Tristan Lauber / 1 février 2000

L’année 1999 a marqué le 150e anniversaire de la mort de Chopin, l’un des compositeurs les plus célèbres du XIXe siècle. Fils d’un émigré français raffiné et d’une Polonaise au coeur vaillant, il est né dans une petite ville près de Varsovie, où il a vécu jusqu’à l’âge de 17 ans. Le bonheur de ces premières années a été important pour lui, car son départ de la Pologne et son incapacité d’y retourner (en raison de l’occupation russe) ont à jamais inscrit dans son coeur la ferveur nationaliste qu’il a si éloquemment exprimée dans ses mazurkas et polonaises.

Après avoir voyagé en Europe, il s’est finalement établi à Paris pour y enseigner, donner des concerts et composer. Ses goûts en musique n’étaient pas particulièrement étendus. Il adorait Bach et passait des heures à jouer et enseigner les préludes et fugues du grand compositeur – et cette influence s’entend dans les nombreux passages en contrepoint de ses dernières oeuvres, notamment les deux nocturnes de l’opus 62 et le deuxième de l’opus 55. Mozart était un autre favori, Beethoven un peu moins. Son attitude à l’endroit de ses contemporains était au mieux ambiguë. Schumann le laissait froid, il n’a jamais répondu à l’enthousiasme de celui-ci pour sa propre musique, et son admiration pour Liszt était teintée d’envie. Mais les traits les plus distinctifs de sa personnalité furent peut-être son insécurité et son indécision (comme l’attestent de nombreuses lettres à ses parents où il exprime son hésitation à retourner en Pologne pour combattre avec ses compatriotes ou à demeurer dans son pays d’adoption). Cette « folie du doute » et son irrésolution chronique imprègnent en fait bon nombre de ses oeuvres et se reflètent même dans son langage harmonique, ce qui en a fait l’un des harmonistes les plus originaux de son temps. Le deuxième Prélude op. 28 en la mineur et la Mazurka op. 68, no 4, de même que plusieurs de ses oeuvres tardives, sont pleins d’audacieuses modulations en tons différents, atteintes par glissements subtils d’un ton à l’autre. Ce sont des exemples parfaits de sa personnalité indécise exprimés en musique, comme si le compositeur errait sur les touches, ne sachant trop où il veut aller, changeant de direction sans prévenir, suivant ses humeurs. Les musicologues estiment aujourd’hui que de telles audaces harmoniques préfiguraient le fameux « accord de Tristan » de Wagner.

En 1839, Chopin publiait ses 24 préludes, op. 28, lesquels sont considérés comme l’un des recueils les plus importants du répertoire romantique. Chaque prélude est écrit dans l’un des 24 tons, un hommage manifeste au grand Bach. Dans chacune de ces miniatures musicales, la gamme complète des émotions du compositeur est représentée. De la joie et l’allégresse à la mélancolie, voire la rage et la colère, on y retrouve peut-être la plus grande diversité de sentiments jamais réunie dans un même ensemble de pièces.

À quelques exceptions près, la production de Chopin a été consacrée exclusivement au piano. Ses oeuvres présentent des défis particuliers à l’interprète, car il a poussé la technique pianistique à des niveaux inégalés à l’époque. Les Études, op. 10 et 25, l’exemple le plus remarquable, constituent sans doute les pages les plus difficiles jamais écrites pour l’instrument, surtout lorsqu’elles sont exécutées dans leur intégralité. Chopin a repris les figures typiques (gammes, accords arpégés, trilles, doubles notes) trouvées dans les études de Hummel et de Clementi, mais il les a brillamment réinventées, les rendant encore plus exigeantes sur le plan pianistique. Néanmoins, elles deviennent chez lui des outils pour exprimer des idées musicales plutôt que de simples véhicules de prouesses superficielles, comme cela avait été le cas jusqu’alors. Comme son admiration du style bel canto (tel que représenté par Bellini) formait le pivot de sa vison artistique, sa conception du piano étant avant tout vocale plutôt qu’orchestrale. C’est pourquoi, en dépit du caractère virtuose des Études, il a évité l’épate facile, les tonnerres d’octaves alternées et les accords fracassants si chers aux Thalberg et autres Liszt du temps. Les Études de Chopin sont extrêmement utiles pour surmonter deux des plus sérieuses difficultés de ses compositions : acquérir une technique fluide, puissante et libre, qui fait sonner le piano comme s’il jouait tout seul et créer le ton chantant sans lequel sa musique perd toute sa beauté. L’on peut dire que Chopin a créé la forme de l’étude de concert, en quoi il a été suivi par Liszt, Rachmaninov, Scriabine et beaucoup d’autres qui ont écrit leurs propres recueils, traitant l’étude comme une pièce de musique sérieuse et digne d’intérêt.

Ce qui nous mène à son jeu, apparemment aussi exceptionnel que sa composition. Les comptes rendus des contemporains font état de la qualité évanescente et transparente de ses prestations. Chopin était célèbre pour ses gammes perlées, la subtilité de son expression et un legato sans pareil. Lorsque ses élèves lui ont demandé comment il avait acquis ces qualités, Chopin a rappelé l’importance d’écouter attentivement les plus grands chanteurs pour découvrir l’art véritable du chant pianistique. Ce conseil demeure aussi judicieux de nos jours.

Néanmoins, après sa mort en 1849, une approche fort bizarre de sa musique – selon les goûts actuels – a été perpétuée, surtout par ses élèves. Idéalisant la figure pâle et chétive du compositeur, assis au piano et menant aux larmes les aristocrates ravis par l’émotion de ses derniers nocturnes, ils ont cru à tort que sa musique ne devait jamais être jouée plus fort qu’un mf. Ils ignoraient que cette capacité de créer tant de gradations de pianissimi (si admirable soit-elle) n’était qu’un résultat inévitable de son incapacité de jouer forte, en raison de sa santé délicate. C’est pourquoi, durant des années, ils ont critiqué sévèrement quiconque (par exemple Anton Rubinstein, l’un des pianistes les plus populaires de la fin du XIXe siècle) osait insuffler toute forme de vigueur à sa musique. Heureusement, les temps ont changé et les pianistes modernes ont compris qu’en dépit de la faiblesse physique du compositeur, son esprit indomptable était riche d’énergie et de passion. Par conséquent, bien qu’une interprétation de Chopin doive toujours être musicalement cohérente et fidèle sur le plan stylistique, l’on peut sans doute affirmer que son trait distinctif doit être le coeur et l’émotion.


Pour en savoir davantage, je recommande la lecture des Aspects de Chopin d’Alfred Cortot et de Chopin vu par ses élèves de Jean-Jacques Eigeldinger. Quant aux enregistrements, voici quelques préférences personnelles. Les Nocturnes, Polonaises et Ballades, par Arthur Rubinstein; les Préludes, Arthur Rubinstein ou Martha Argerich; les Études, Alfred Cortot, pour sa prodigieuse imagination, et Maurizio Pollini, pour sa technique ahurissante; les Valses, Dinu Lipatti; les Mazurkas, Samson François.