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Tristan Lauber : Un passionné de la musique
par Gayle Colebrook

« La musique est le plus puissant des arts : il puise au plus profond de l’être humain. C’est l’art par lequel s’exprime le plus précisément l’immense spectre de l’émotion humaine. » La passion que possède Tristan Lauber pour la musique est palpable alors qu’il parle de sa carrière de pianiste et de pédagogue. Assis dans le coin d’un café à Outremont, il arrête de remuer son cappucino le temps de gesticuler avec emphase, cherchant à décrire l’engagement absolu que requiert la réussite de la carrière de pianiste de concert : « Il faut s’y consacrer sans réserve, de façon presque obsessive, » confie-t-il. « C’est une obsession que j’ai déjà vu aboutir en dépression nerveuse chez certains. Il faut absolument refuser tout compromis au niveau de l’intégrité musicale, tout en étant capable de maintenir un haut niveau de performance et un amour de la musique, ceci concert après concert. »Une passion en développement

La passion de M. Lauber pour son art est apparue plus tard que l’on ne puisse penser, mais elle est demeurée au centre de ses intérêts. Son éducation musicale a débuté de façon peu habituelle : à l’âge de neuf ans, il commença à jouer de lui-même. Sa mère, la compositrice canadienne Anne Lauber, l’encourageait sans toutefois participer activement à son enseignement. Inscrit à l’école primaire Le Plateau, son éducation comprenait un programme mixte académique et musical.

Le rôle clé que joue le professeur dans le développement pédagogique et intellectuel de son élève dépasse souvent les bornes du sujet enseigné en influençant ses optiques sur la vie. De son avis, un bon professeur est « une personne dotée d’une patience extraordinaire et d’une énergie illimitée. Elle doit posséder une grande compassion et le désir de comprendre les jeunes. C’est quelqu’un qui jouit d’un haut niveau d’intelligence émotive qui permet de mieux comprendre les gens. C’est très important, car 60% de la communication humaine est non-verbale ».

En rétrospective, il discerne ces qualités chez les professeurs avec qui il a travaillé. Il avait environ 14 ans quand il commença à étudier avec Louis Lortie, ce dernier n’ayant que 23 ans à l’époque. M. Lauber se souvient de la capacité exceptionnelle avec laquelle Lortie s’asseyait au piano et pouvait jouer n’importe quelle pièce. Lortie n’était pas seulement un professeur, mais également un mentor et un ami avec lequel sortir manger une pizza après la leçon.

À l’université, M. Lauber travailla avec Marc Durand. De Durand il reconnaît « qu’il était un guide exceptionnel, très patient à mon égard. Sa force était sa largeur d’esprit. Il était doté d’un merveilleux sens du style, mais tout de même il nous encourageait fréquemment à rechercher d’autres optiques au niveau de l’interprétation musicale en travaillant auprès de plusieurs autres professeurs de musique. »

M. Lauber étudia également avec Monique Deschaussées, l’écrivaine et pédagogue française reconnue. Ses connaissances, qu’il caractérise de « phénoménalement encyclopédiques » l’ont poussé à élargir ses propres horizons culturels et artistiques afin d’adopter une vue globale des arts qui lui permette de comprendre l’interaction qui existe entre la musique, la littérature et les beaux-arts.

Avec André Laplante, il développa la projection sonore. Il s’est également découvert un amour pour l’interprétation de la musique romantique et un désir de l’adopter comme sienne, reflet de sa propre nature passionnée. Il considère que les enregistrements de musique romantique de M. Laplante se classent parmi les meilleurs.

Lors de ses études avec Anton Kuerti, M. Lauber a pu collaborer à la production de son enregistrement des oeuvres de Beethoven et de Brahms. Ceci lui a permis d’admirer non seulement l’immense énergie de Kuerti lors de l’interprétation de cette musique, mais aussi sa grande humilité vis-à-vis les oeuvres de ces grands maîtres.

Cette largesse d’esprit dépourvue de jugements préconçus s’est greffée à la philosophie musicale de M. Lauber. Il s’efforce de découvrir de nouvelles approches et les étudie afin d’en discerner leurs forces et leurs faiblesses. Il se sent ensuite en mesure de les absorber, les adapter ou les rejeter. Il applique cette méthode au développement de ses propres techniques pédagogiques.

Une passion pour l’enseignement

Son intégrité musicale se transmet également à son approche pédagogique. Tristan Lauber enseigne présentement à Montréal, mais a fait des tournées de concert et d’enseignement en Orient. Il a été conférencier invité et a dirigé des cours de maître à l’Université Putra Malaysia, au Sedaya College au Kuala Lumpur et au Conservatoire Royal de Musique (Toronto) au Séoul. Il retournera en Orient au mois d’avril 2000 pour jouer le Concerto de Tchaikowsky avec l’Orchestre symphonique national Malaysien.

Je lui ai demandé ce qui avait influencé son choix de l’Orient comme endroit de tournée. Il explique, « À part le fait que mon père soit vietnamien, j’admets une fascination pour la culture asiatique et la philosophie bouddhiste. J’admire la discipline et l’assiduité qui caractérisent la société asiatique. Je crois qu’au 21ème siècle, l’évolution humaine sera catalysée de façon importante par la rencontre de l’Orient et de l’Occident et le partage de leurs idéologies respectives aux niveaux philosophique, social et politique. »

Ces différences culturelles peuvent se remarquer dans l’emphase accordée à la pratique du piano. « En Corée, les parents s’impliquent énormément et en conséquence les enfants pratiquent constamment. Par contre, ici au Canada les parents sont en général beaucoup plus souples, tenant compte des désirs et des intérêts de leurs enfants. Évidemment, je constate des avantages et désavantages à chaque approche. Idéalement, il faudrait un mariage des deux approches, une discipline trop stricte ou trop relâchée pouvant être également nuisible ». Pour la pédagogie, il remarque que « les professeurs coréens insistent beaucoup sur la technique pianistique ; ils enseignent tôt les études de Czerny pour développer les doigts, passant ensuite aux études de Chopin pour perfectionner la précision et la vitesse. Par conséquent, il peut se créer des lacunes pour ce qui est du style. Il faut noter cependant que cette pédagogie commence à se modifier afin d’inclure certaines approches occidentales. »

M. Lauber croit qu’il faut aider les enfants à aimer la musique en créant de bons souvenirs. Ils devraient être encouragés à assister à des concerts qui soient appropriés pour leur âge, ce qui leur permettra d’élargir leurs horizons musicaux. Bien qu’une certaine discipline soit nécessaire dans l’apprentissage de la technique pianistique, les élèves devraient en venir à associer la musique au plaisir, à la relaxation et à la joie, non au stress. À cet égard, le professeur doit garder son équilibre. « Il faut toujours se rappeler qu’il y a une limite à ce qu’on puisse faire, » dit-il. « Si un élève n’accepte pas de vous écouter, soyez patient ; peut-être faut-il lui accorder du temps pour qu’il soit prêt à croire à vos solutions. »

Ce principe est particulièrement évident lors des cours de maître. Le professeur doit tenir compte de l’estime de soi de l’élève. « Je ne crois pas à l’humiliation publique. L’élève doit retrouver son siège en se sentant fier et encouragé, étant conscient de son progrès entre la première et la dernière exécution de sa pièce. «  Il se souvient d’une expérience enrichissante vécue aux Philippines : « Pendant un cours de maître, j’ai travaillé avec une jeune élève qui jouait le deuxième scherzo de Chopin. Elle était très raide et tendue, proche d’une tendinite. Nous avons travaillé ensemble pendant environ 90 minutes, et ensuite elle a rejoué le scherzo. C’était un jeu complètement différent ; elle était détendue et le son était magnifique. Je n’oublierai jamais le regard sur son visage ainsi que les expressions de ceux dans l’auditoire. Quels bons souvenirs ! Par la suite, elle est revenue me remercier. »

M. Lauber croit que les professeurs devraient mettre l’emphase sur les notions de base parmi lesquelles le sens de la pulsation et la compréhension du phrasé sont d’une grande importance. Ils devraient également enseigner une technique qui facilite la fluidité et qui permettra aux élèves de jouer n’importe quelle pièce sans douleur ni fatigue. « Les déficiences les plus courantes que je rencontre sont une mauvaise position de la main, un manque de solidité dans les doigts et le pont de la main, accompagné d’un manque de souplesse dans les bras. Je remarque souvent un sens sous-développé de la pulsation, » affirme-t-il. « Les professeurs ne devraient jamais laisser leurs élèves jouer sans pulsation. » L’élève devrait toujours s’efforcer de cultiver un son naturel qui transmettra sa compréhension de la résonance et du timbre pianistique. En concert ou en concours, l’élève devrait démontrer de l’enthousiasme, son amour de la musique étant apparent à travers son interprétation.

Une passion pour Chopin

Les ouvres de Chopin présentent des difficultés particulières pour le professeur et l’élève. La conférence de M. Lauber, intitulée L’enseignement des oeuvres de Chopin présentée à l’école Vincent d’Indy le 14 novembre 1999, vise à aider professeurs et élèves à les surmonter en les aidant à mieux comprendre les oeuvres de ce grand compositeur romantique. Pour motiver son choix de sujet, il répond que « Chopin est le seul compositeur qui ait écrit exclusivement pour le piano. Il a su pousser les limites de la technique pianistique à des niveaux sans égal. L’amour qu’éprouva Chopin pour la musique vocale est évident à travers ses oeuvres, les rendant indispensables pour l’acquisition d’un son chantant au clavier et faisant de lui un des plus importants compositeurs à cet égard. Ce qui rend cette musique difficile: surmonter les difficultés techniques pour que la musique semble se jouer d’elle-même, et ensuite acquérir un son chantant. Cette conférence se propose de guider les professeurs afin qu’ils puissent surmonter les problèmes techniques des oeuvres de Chopin et comprendre les nuances de style qui s’y trouvent. »

Contrairement aux dernières sonates de Beethoven qui devraient initialement être évitées à cause de leur intense spiritualité, la musique de Chopin jaillit du coeur, la rendant plus accessible et appropriée pour l’élève plus jeune. Par contre, le professeur devrait user de discernement en décidant d’inclure des oeuvres de Chopin dans le répertoire des jeunes pianistes. L’élève doit avoir un sens musical suffisamment développé pour saisir la sensibilité de cette musique et savoir l’apprécier.

M. Lauber suggère de débuter avec certains préludes, nocturnes (do dièse mineur, mi mineur, si bémol majeur) et valses, utilisant les mazurkas pour le développement du rythme. « J’éviterais de donner les préludes comme pièce de concert, d’examen ou de concours à un étudiant dont la musicalité est faible. Par contre, ce serait une excellente thérapie pour l’aider à surmonter ce problème. Pour ce qui est des études, le professeur ne doit pas les assigner trop tôt, et toujours les préparer avec les études de Czerny. »

M. Lauber suggère les volumes suivants pour guider professeurs et élèves dans l’interprétation des oeuvres de Chopin : Aspects de Chopin, d’Alfred Cortot et Chopin vu par ses élèves, de Jean Jacques Eigeldinger. Du côté des enregistrements, il recommande :pour les nocturnes, polonaises et ballades, Arthur Rubinstein ; pour les préludes, Arthur Rubinstein ou Martha Argerich ; pour les études, Alfred Cortot et Maurizio Pollini ; pour les valses, Dinu Lipatti ; pour les mazurkas, Samson François. Le professeur et l’élève devraient les écouter ensemble, recherchant les différences d’interprétation tout en évitant toute étroitesse d’esprit.

Alors que midi approchait et que le café se remplissait de clients affamés, j’ai demandé à M. Lauber d’adresser à nos élèves quelques dernières recommandations. Il s’arrêta un moment, l’émotion transformant son visage. « Ils devraient avoir un profond amour et un respect pour la grandeur de l’art musical. Cette attitude devrait motiver leur étude de la musique. Ils devraient toujours demeurer conscients de leurs objectifs musicaux et ne jamais se décourager malgré les difficultés qu’ils devront surmonter. »

Que ce soit en concert, en studio d’enregistrement ou en tant que pédagogue, Tristan Lauber demeure un passionné de la musique et dédié à son art. Puissions- nous garder une passion dans notre enseignement et transmettre à nos élèves un véritable amour de la musique en tant que moyen d’expression de l’émotion humaine.